L’accent parisien

L’accent parisien

 

Il y a plusieurs accents parisiens. Cette interview d’une personne assez âgée, faite en 1987, illustre le français parisien ”gouailleur” de la classe populaire des faubourgs, celui des ”titis parisiens”, comme le locuteur le dit lui-même en début d’interview: ”ah, les jeunes, on veut que je vous parle, je vais vous parler, vous raconter ma vie, elle est pas belle, elle est pleine de trous comme un bon petit titi parisien que je suis”.

L’expression ”gouaille” ou ”accent gouailleur” indique bien qu’il ne s’agit pas seulement de caractéristique phonétique, mais bel et bien d’une attitude: insolente, moqueuse, voire égrillarde (c’est-à-dire pleine de sous-entendus licencieux), particulièrement quand le locuteur évoque sa carrière de danseur mondain.

 

prononciation des consonnes:

Le français parisien populaire est connu pour sa prononciation relâchée et rapide, qui se manifeste par un affaiblissement des consonnes intervocaliques, surtout [v]:

j(e) sais plus quoi (v)ous dire parce que j(e) suis ar-… j(e) suis arri(v)é presqu’au bout de mon rouleau, hein? – si vous (v)oyez ce que je veux (v)ous dire lien audio

 

D’autres consonnes peuvent être affaiblies et presque disparaître:

(il) faut quand (m)ême vous inviter au restaurant, et tout ça
(Ç)a aussi, je l’ai fait, décharger les camions la nuit lien audio

 

La consonne [ʀ] au contraire est renforcée, elle est prononcée de façon un peu plus âpre qu’en français standard:

on faisait aussi des bals, des petits bals populaiRes entre deux (…) on était payés à la soiRée, aloRs… lien audio

 

• prononciation des voyelles:

Il y a des tendances très conflictuelles concernant la prononciation des voyelles. Différents linguistes mentionnent un recul des lieux d’articulation ([ɑ̃] → [ɔ̃], [a] → [ɑ]), une tendance à la fermeture ([a] → [æ]), à l’ouverture ([ɔ] → [a]) et à l’avancement ([ɔ] → [œ]), bref, ça va dans tous les sens! Il faut retenir une tendance à la neutralisation des voyelles inaccentuées, cette neutralisation se réalisant [œ], [æ] ou [a] suivant les habitudes articulatoires des locuteurs. Ainsi, ”Paris” se prononce [pæʀi] ou [paʀi] (notre locuteur); ”joli” se prononce [ʒœli] (notre locuteur), ou [ʒali], ou [ʒæli]:

c’était très joli [ʒœli] aussi / si vous êtes au-dessus de la Roquette [ʀœkɛt] / qui était très joli [ʒœli] avant lien audio

 

En syllabes accentuées, la tendance au recul et/ou à la fermeture du lieu d’articulation (tendance typique du Nord) s’observe dans certains passages de l’enregistrement:

ça vous la gagnez moins, mais elle a été gagnée [gɑɲe] honnêtement [onɛtmɔ̃] lien audio

 

Par contre, ”non” a tendance a être prononcé ”nan”, ce qui correspond plus à une prononciation populaire que régionale: ”nan” est à ”non” ce que ”ouais” est à ”oui”.

Non! mieux vaut qu’ils aillent voir les bas-fonds de Paris!
Ah non, non, non. Tout se paye.
Il y avait pas plus de sous pour moi que pour les autres, hein? Non non non non non non! lien audio

 

• élisions:

Le français parisien populaire élide beaucoup les [ə] muets, et avec eux certaines consonnes finales pour éviter ce que Françoise Gadet appelle des ”groupes consonantiques chargés”:

on (n’) était pas un orches(tre) [ɔʀkɛs] vous voyez d(e) vedettes
mais l(e) danseur mondain ça c’est une aut(re) chose – i(l) faut l(e) viv(re), hein?
c’est des choses que… on… on voit p(eu)t-êt(re) p(l)us [ptɛtpy] main(te)nant [mɛ̃nnɑ̃]
Vous d(e)vez êt(re) discret au possib(le)
on allait bouffer tous les quat(re) [tulekat] au restaurant, etc. lien audio

 

L’élision de ”cette” devant consonne suit un modèle différent du français standard, où c’est le premier ”e” qui est élidé et non le second:

bon j(e) suis rentré avec c(e)tte femm(e) [avɛkstəfam] que j’avais été au bal la nuit lien audio

 

Les élisions sont également fréquentes dans la prononciation des pronoms tu, il, qui et de la conjonction et puis; il impersonnel peut disparaître complètement dans les expressions ”il y a”, ”il faut”:

(Il) y avait [javɛ] mon pot(e) qu(i) était [ketɛ] accordéonist(e) et p(u)is un aut(re) qu(i) était au piano.
(il) faut quand (m)êm(e) vous inviter au restaurant, et tout ça
j’avais un copain qu(i) était à Montparnasse et i(l) m’app(e)lait i(l) m(e) disait: «…»
t(u) as eu que(l)qu(e) chos(e), toi, c(e)tte nuit? lien audio

 

Si il personnel se prononce [i] devant consonne (ce qui est la prononciation normale du français ordinaire), par contre ils prononcé [iz] fait populaire:

mieux vaut qu’ils [kiz] aillent voir les bas-fonds d(e) Paris, [kiz] aillent du côté d(e) la République… [kiz] aillent dans les bals musette lien audio

 

• ajouts:

À l’opposé de toutes ces réductions, il y a quelques ajouts significatifs. Dans la conjugaison, la langue populaire ajoute la terminaison [j] pour accentuer la marque du subjonctif: ”il faut que je voie [vwaj]”, ”qu’il ait [ɛj]”; de même, pour les verbes dont l’indicatif présente la forme alternante [ɛj] / [ɛ], il semble que c’est toujours la forme la plus lourde qui soit favorisée:

Et que ça soit [swaj] de mon temps euh
Ah non, non, non. Tout s(e) paye [pɛj]. lien audio

 

Le locuteur prononce le ”s” final de tandis. C’est surprenant, car les prononciations de ”s” finaux sont plutôt l’apanage des parlers du Sud de la France:

tandis qu’autrement vous voyez la vie parisienne snobisme lien audio

 

La prononciation bizarre d’Arc de Triomphe [tʀijɔ̃fl] correspond à une prononciation enfantine ou vulgaire qui a été notée par plusieurs spécialistes du français populaire, linguistes ou hommes de lettres (Queneau).

mais d’aller voir le Panthéon, qui c’est qui y a pas été? L’Arc de Triomphe, la Tour Eiffel, bon ben, c’est tout mais ça c’est pas la vie parisienne lien audio

 

• intonation, rythme:

Le locuteur a un débit assez rapide et constant, avec un rythme très régulier. L’intonation aussi est régulière et monotone, avec accent sur la dernière syllabe comme c’est la norme en français standard. Le schéma intonatif change parfois, avec un accent montant sur l’avant-dernière syllabe et descendant sur la dernière, typique de l’accent parisien populaire:

qu’est-c(e) qu’i(ls) vont voir? le Panthéon, la Tour Eiffel euh.
vous voyez la vie parisienne-snobisme
donc j(e) me suis pas l(e)vé d(e) bonne heure lien audio

 

Les études récentes sur le ”déplacement” de l’accent montant sur l’avant-dernière syllabe dans le langage des jeunes parisiens s’accordent à dire que cette intonation n’est qu’un cas particulier d’intonation emphatique: «… les contours montants-descendants ne peuvent pas être considérés comme un phénomène nouveau et/ou spécifique à l’accent des jeunes de la banlieue parisienne. Si nouveauté il y a, elle réside davantage en ce qu’ils sont susceptibles d’être employés en contexte, à des fins pragmatiques, en fonction de l’implication des locuteurs en interaction et de l’appréhension partagée d’une proximité communicationnelle. C’est la raison pour laquelle il serait plus pertinent dorénavant de ne parler que d’un seul et même contour, que l’on pourrait appeler « emphatique », se caractérisant par un patron mélodique montant-descendant. » (Roberto Paternostro, Jean-Philippe Goldman, «Vers une modélisation acoustique de l’intonation des jeunes en région parisienne», Nouveaux cahiers de linguistique française 31 (2014), 257-271)

 

Le locuteur a également tendance à allonger les syllabes finales en y ajoutant des ”euh”, ce qui entraîne le schéma montant-descendant:

si vous êtes euh au-dessus d(e) la Roquette euh eh ben vous avez Rue d(e) la Roquette euh
à ce moment- euh ils arrivaient avec la Rolls avec chauffeur et tout euh lien audio

 

Ces ”euh” n’ont pas vraiment de valeur d’hésitation, c’est plutôt un tic de langage, une nouvelle tendance du français oral. Claire Blanche-Benveniste (2010) remarque: «On reproche aux professionnels des médias de répandre, depuis les années 1970, des allongements de fin de mots avec un [œ] final, qui ressemble au euh d’hésitation et qui donne souvent une valeur d’emphase.»

Bon ben, après le bal euh elle vous invite encore en boîte euh dans un restaurant pour euh souper euh c’est toujours elle qui paye, hein? lien audio

 

En plus des accents normaux de fins de groupes rythmiques (sur la dernière ou l’avant-dernière syllabe), le locuteur utilise des accents d’insistance dans plusieurs énoncés emphatiques:

L’Arc de Triomphe, la Tour Eiffel, bon ben, c’est tout mais ça c’est pas la vie parisienne, ça c’est les monuments parisiens, ça c’est… c’est… c’est tout.
Pas voler, la seule chose qu’il faut pas faire c’est de voler.
Oui j’ai fait le danseur mondain aussi, si vous voulez. Ça aussi, je l’ai fait. lien audio

 

• au-delà de la langue articulée:

Les caractéristiques du parler de ce locuteur ne se limitent pas à des propriétés phonétiques segmentales (de prononciation) ou suprasegmentales (prosodiques). Comme on l’a vu dans la section précédente, l’accentuation et l’intonation ”parisienne”, l’ajout de euh parasites, ne sont pas vraiment des caractéristiques d’un français régional et/ou sociolectal (le français parisien populaire), mais sont plutôt l’expression d’une attitude: emphase, implication, sous-entendus égrillards, goguenardise voire suffisance (cockyness). Cela s’entend particulièrement dans les multiples éléments phatiques (transcrits approximativement par ah, euh, hé, etc.) employés par le locuteur, et prononcés de façon appuyée, allongée et gutturale:

et quand on est passé à table après, il y avait sa fille. Ah j’ai… une déesse, alors euh ben, ben oui, quand je suis ressorti et ben ben oui, , la fille aussi! , et ça c’était la vie mais ça j’étais pas payé ni pour la bonne ni pour la fille hein lien audio

 

D’autres éléments expressifs notables sont les onomatopées et les sifflements:

Alors ben, ben, la bonne euh allez hop!
Eh ben, si on avait trois sous, [sifflement] allez hop, on allait bouffer tous les quatre au restaurant. lien audio

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