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Derrida et la différance
as I said, I wrote a research paper on Derrida 🙂 En 1967, la vie intellectuelle en France est marquée par l’apparition de quelques études significatives qui, par leurs idées nouvelles et fondamentales, remplacent la pensée théorique française jusque-là dominée par le structuralisme. De ce renouveau dans la réflexion émergent les œuvres de théoriciens tels quels Jacques Derrida, Julia Kristeva, Gilles Deleuze, Luce Irigarray, Jean-François Lyotard et Jean Baudrillard qui y apportent des changements majeurs et révolutionnaires et marquent ainsi le commencement du post-structuralisme. Tout comme les idées, le lexique connaît un bouleversement profond et l’émergence de termes nouveaux dont l’un des plus importants, rattaché à ce mouvement, est le concept de déconstruction introduit dans la philosophie de l’époque par Jacques Derrida. En quoi consiste la nouveauté de ce concept? Tout commence avec Derrida et le concept de différence, tel qu’il est problématisé dans les œuvres de Saussure et de Heidegger dont il analyse les œuvres pour expliquer sa démarche philosophique. Selon Saussure, le concept de l’identité à l’intérieur du signe linguistique est constitué par les différences qu’on établit avec d’autres signes. Pour Derrida, la différenciation reçoit un fondement radical qui affecte l’entière problématique du langage et, par cela, de l’écriture aussi. Ce nouveau fondement, il l’appelle la différance qui suppose un processus simultané d’ajournement en temps et de différence en espace. Le concept de différance décrit donc ce mouvement temporel et spatial à l’intérieur duquel toute pensée et toute réalité sont possibles. Pour expliquer sa démarche philosophique, Derrida analyse principalement les œuvres de Saussure et de Heidegger. Dans la recherche que nous proposons, nous tâcherons d’analyser les origines du concept de différence par une étude comparative des œuvres de Saussure et de Heidegger, puis nous établirons les limites de la pensée derridienne dans la critique contemporaine à travers les interprétations de Françoise Dastur, Jean Luc-Nancy et de Premat. Le concept de différance, tel que Derrida l’analyse premièrement dans L’Écriture et la différence et ensuite dans Marges de la philosophie, a au moins deux sens exprimés clairement : d’un côté, on parle du concept de détour, et, de l’autre côté, de celui de différence ou d’altérité radicale. Derrida aborde la problématique de ce concept à partir de l’étymologie du verbe latin « differre » qui a deux valeurs sémantiques, l’une, temporelle et visant le retard, le détour, et l’autre, spatiale et exprimant l’altérité, la non-identité. Par conséquent, ces deux moments, le temporel d’ajournement et le spatial d’altérité, vont former la structure de ce que Derrida nomme différance comme principe opératif. Il précise : « la différance, qui n’est pas un concept, n’est pas un simple mot, c’est-à-dire ce qu’on se représente comme l’unité calme et présente, auto-référente, d’un concept et d’une phonie. » (Marges de la philosophie 11) Évidemment, la substitution intentionnelle de la voyelle ‘e’ à la voyelle ‘a’ à l’intérieur du mot même suggère une signification cachée, abstraite, qui se définit par ce remplacement même, car si on peut lire cette voyelle, on ne peut cependant pas l’entendre. Cette nature éludée du mot correspond à la nature non-saturée de ce que le concept représente: L’ordre qui résiste à cette opposition, et lui résiste parce qu’il la porte, s’annonce dans un mouvement de différance (avec un a) entre deux différences ou entre deux lettres, différance qui n’appartient ni à la voix ni à l’écriture au sens courant et qui se tient, comme l’espace étrange qui nous rassemblera ici pendant une heure, entre parole et écriture, au-delà aussi de la familiarité tranquille qui nous relie à l’une et à l’autre, nous rassurant parfois dans l’illusion qu’elles font deux. (Marges de la philosophie 5) Derrida définit son concept de différance en relation directe avec celui de présence tel qui est problématisé chez Saussure, c’est-à-dire le signe comme représentation de la présence du signifiant dans le signifié, et chez Heidegger, dans la libération de la pensée de l’être de la domination du présent ou du maintenant. Il s’éloigne cependant d’eux car selon lui, bien que Saussure et Heidegger aient apporté des contributions significatives à la problématique de la différance, ils restent encore dans la pensée métaphysique du présent. Dans ce qui suit, nous analyserons la manière dont Derrida interprète tant Saussure que Heidegger et le moment où il se différencie des deux par son propre concept de différance. Pour Saussure, la langue représente un système fermé, dépourvu de substance, où il n’y a que des formes disposées en oppositions binaires ; et le langage, formé de différences. En d’autres mots, toutes les unités nominales du langage sont déterminées par d’autres unités nominales externes, et tous les éléments du langage reçoivent une identité structurelle interne donnée par un réseau de différences extérieures. Tel est le point de vue de la pensée philosophique traditionnelle qui considère que nos pensées ont de la substance en elles-mêmes. Derrida s’élève contre cette vision pour qui les idées sont plutôt comme des unités de langage générées par les différences établies entre elles. Selon le philosophe français, tout concept sémiologique ou linguistique actuel se définit dans un sens ou l’autre par une référence à la linguistique de Saussure. Le signe linguistique en relation avec la chose en soi ou le sens qu’il représente est toujours un moment secondaire. La représentation linguistique qui survient par l’acte de la signification représente déjà une médiatisation, un détour de l’acte initial et, conséquemment, on parle d’une sorte de présence ajournée de ce qui devait être signifié. Autrement dit, « Le signe représente le présent en son absence » (Marges de la philosophie 9). De la même manière, c’est l’écriture qui devient un moment secondaire, une temporalité en retard en rapport avec le monde qu’elle représente ou avec son origine. Le fait d’être présent du sens est remplacé dans le processus d’une médiation par le signe linguistique, c’est-à-dire par ce qu’il signifie. En d’autres mots, le signe n’est autre chose que la trace ou la représentation du sens. Selon Derrida, l’acte de la signification, dans le système de Saussure, a comme fondement l’actualisation d’un sens omniprésent et comme but le rapprochement de cette présence perdue. Cette temporalité saussurienne ajournée est seulement secondaire et pas encore « originaire » pour Derrida parce que le sens est défini par le rapport avec ce qui est toujours présent : « Pour la même raison, je ne saurai par où commencer à tracer le faisceau ou le graphique de la différance. Car ce qui s’y met précisément en question, c’est la requête d’un commencement de droit, d’un point de départ absolu, d’une responsabilité principielle. La problématique de l’écriture s’ouvre avec la mise en question de la valeur d’arkhes » (Marges de la philosophie 6) Pour Derrida, une pensée vraiment originaire de la temporisation ajournée et, conséquemment, de la différance devrait déconstruire la relation sens-présence. Cette libération de la dominance du présent est cruciale pour la compréhension radicale de la différance. Cette libération représente un des points qui annonce la dissidence assumée de Derrida par rapport à la linguistique saussurienne qu’il veut dépasser en appelant à la philosophie heideggérienne. Pour l’instant nous laisserons de côté le recours à la philosophie de Heidegger et nous y reviendrons un peu plus loin. Pour surprendre le point d’intersection de ces deux moments de la différance, celui de la temporisation et celui de l’espacement, Derrida va recourir à l’analyse de deux principes inséparables qui constituent l’axiome du système linguistique saussurien, notamment, le principe de l’arbitraire et celui de la différence. Selon le principe de l’arbitraire, chaque signe linguistique est constitué et se définit seulement par opposition à d’autres signes linguistiques appartenant au même système: “Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer a un signe une fois établi dans un groupe linguistique) nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-a-dire arbitraire par rapport au signifie” (Saussure 101). Dès lors, l’unicité du signe n’est pas, pour ainsi dire, « intrinsèque », mais « extrinsèque » car elle est donnée par le principe de la différence; donc tant l’arbitraire que la différence sont des corrélatifs. Pour Derrida, la différence présuppose en général une opposition de termes positifs, mais dans le cas de la linguistique de Saussure, le langage est constitué par des termes négatifs: le blanc est non-noir, non-rouge etc. En d’autres mots, le langage n’a pas d’histoire, il n’est que synchronie systémique. Il en conclut que: On en tirera cette première conséquence que le concept signifié n’est jamais présent en lui-même, dans une présence suffisante qui ne renverrait qu’à elle-même. Tout concept est en droit et essentiellement inscrit dans une chaîne ou dans un système à l’intérieur duquel il renvoie à l’autre, aux autres concepts, par jeu systématique de différences. Un tel jeu, la différance, n’est plus alors simplement un concept mais la possibilité de la conceptualité, du procès et du système conceptuels en général. (Marges de la philosophie 11) Cette idée représente l’autre moment de la séparation de Derrida d’avec Saussure en ce qui concerne son concept de différance. Ce jeu des différences en tant que système fermé ou auto-référentiel, représente la limite même de la linguistique saussurienne. Mais les différences linguistiques sont seulement des conséquences ; elles doivent avoir une origine, car il est impossible qu’elles soient accidentelles. En ce sens, le problème de la genèse du langage comme « cause » de ces différences amène Derrida à introduire pour la première fois le concept de différance : Cela ne veut pas dire que la différance qui produit les différences soit avant elles, dans un présent simple et en soi immodifié, indifférent. La différance est 1′ « origine » non-pleine, non-simple, l’origine structurée et différante des différences. Le nom d’ « origine » ne lui convient donc plus […] les différences ont été produites, elles sont des effets produits, mais des effets qui n’ont pas pour cause un sujet ou une substance, une chose en général, un étant quelque part présent et échappant lui-même au jeu de la différance. (Marges de la philosophie 12) Donc, conformément à la philosophie de Derrida, la différance est « le mouvement selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvois en général se constitue « historiquement » comme tissu de différences. » (Marges de la philosophie 13) La différance est alors l’acte même de production ou la différenciation du langage comme actualisation « verticale » à l’intérieur du langage même. Ici, l’argument de Derrida s’oriente vers une aporie du présent vue non comme moment statique, mais comme une limite en mouvement entre le passé et le futur, c’est-à-dire comme intervalle: « Cet intervalle se constituant, se divisant dynamiquement, c’est ce qu’on peut appeler espacement, devenir-espace du temps ou devenir-temps de l’espace (temporisation) […] que je propose d’appeler archi-écriture, archi-trace ou différance. Celle-ci (est) (à la fois) espacement (et) temporisation » (Marges de la philosophie 14) Comme nous l’avons déjà souligné, la critique derridienne de la linguistique de Saussure ne vise que cette relation présence-signe. Le signifié n’est pas une sorte de présence immobile derrière le Signifiant, comme une sorte de chose en soi envers le phénomène, mais il existe comme signifiant même. Nous pourrions donc parler d’une différance de premier degré au niveau horizontal entre les signes linguistiques et d’une différence de deuxième degré qui représente l’acte même de production des différences comme différences. La trace ou l’archi-écriture n’est pas une origine perdue, mais le passage même ou la médiation des différences, c’est-à-dire leur détour. Cette idée est un autre point où Derrida dépasse le structuralisme. Ce dépassement est une expression linguistique plus originaire. C’est pourquoi il refuse de nommer sa différance, la différenciation même: « Entre autres confusions, un tel mot eût laissé penser à quelque unité organique, originaire et homogène, venant éventuellement à se diviser, à recevoir la différence comme un événement. Surtout, formé sur le verbe différencier, il annulerait la signification économique du détour, du délai temporisateur, du « différer ». » (Marges de la philosophie 14) La critique que Derrida fait de la relation signe-présence et de la relation signifié-présence-signifiant de Saussure a comme fondement la déconstruction heideggérienne de la métaphysique occidentale comme métaphysique du présent. Dans ce qui suit, nous analyserons cette dialectique du concept de différence chez Heidegger pour énoncer les points communs, mais aussi les points de divergence énoncés par Derrida. Selon Derrida, le signe de la linguistique de Saussure comme détour de la chose en soi « s’est constitué dans un système (pensée ou langue) réglé à partir et en vue de la présence » (Marges de la philosophie 10), une présence perdue du sens. C’est pourquoi l’homme comme penseur à l’intérieur du langage va problématiser le sens de l’être sous la forme de ce qui est permanent, non-changeant et qui tient de la catégorie de l’essence. Cette idée reflète bien l’influence de la philosophie de Heidegger sur l’écriture de Derrida. La première influence est relative à l’acception selon Heidegger que l’homme est dans un sens le produit du langage où il se forme. Pour la seconde, il s’agit de la critique traditionnelle essentialiste de la philosophie occidentale qui commence avec Platon et finit avec Hegel. La relation de l’homme avec la langue souffre chez Heidegger un renversement en ce qui concerne l’importance de l’un contre l’autre. Dans la première étape de sa philosophie, celle présentée dans Être et Temps, la parole et la compréhension synthétisées dans le langage sont deux caractéristiques du Dasein, et par conséquent subordonnées, même si c’est dans une opposition binaire authenticité-inauthenticité. Dans la deuxième étape, celle associée avec L’origine de l’œuvre d’art, le langage devient la place de l’être, il devient plus important que le sujet et le prédétermine. Pour Heidegger, autant que pour Derrida, la langue n’est pas un système des oppositions, mais plutôt une parole originaire qui traverse l’homme. La parole est pour Heidegger l’acte pur de la Parole singulière. Ce concept de parole originaire est très similaire au concept derridien de différance. La critique heideggérienne de la philosophie occidentale, à laquelle Derrida adhère aussi, vise la métaphysique de l’Être considérée comme quelque chose de permanent et de statique. Commencée dans Etre et Temps, cette critique a aussi été continuée dans Identité et différence. Heidegger croit que la conceptualisation originaire de l’être et, conséquemment, du langage comme trait de l’être, doit passer par une déconstruction radicale du temps comme progression infinie des moments isolés du présent. Derrida continue donc et dit: Je noterai seulement qu’entre la différence comme temporisation-temporalisation, qu’on ne peut plus penser dans l’horizon du présent, et ce que Heidegger dit dans Sein und Zeit de la temporalisation comme horizon transcendantal de la question de l’être, qu’il faut libérer de la domination traditionnelle et métaphysique par le présent ou le maintenant, la communication est étroite. (Marges de la philosophie 10) Dans ce sens, les ressemblances entre la philosophie heideggérienne et celle de Derrida sont évidentes. Pour Heidegger, le temps ne peut pas être constitué par une succession de moments isolés — même si ceux-ci sont présents, passés ou futurs — parce que le moment passé n’existe plus et le moment futur n’existe pas encore. Le moment présent ne peut pas être fixé parce qu’il est considéré plutôt comme un flux temporel qui se divise instantanément entre un moment passé et un moment à venir. Cette scission du présent détermine Heidegger à conclure que le présent n’est que la limite mobile entre le passé et le futur, c’est-à-dire que le temps comme horizon de l’être est en réalité temporisation.: « Il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui pour qu’il soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du même coup diviser le présent en lui-même, partageant ainsi, avec le présent, tout ce qu’on peut penser à partir de lui, c’est-à-dire tout étant, dans notre langue métaphysique, singulièrement la substance ou le sujet. » (Marges de la philosophie 13) La déconstruction heideggérienne du temps à laquelle Derrida adhère vise la relation signe-conscience aussi. Dans ce sens, l’influence de Husserl sur Heidegger est similaire à celle que Saussure a eue sur Derrida. Derrida commence son analyse sur la relation signe-conscience-temps par une question: qui est-ce qui détermine les différences? La réponse est évidente: il s’agit du sujet parlant, mais quel est le statut du sujet par rapport au signe? Derrida estime que le questionnement d’une conscience tacite est impossible, même si la pensée occidentale, y compris la philosophie de Husserl qui représente pour lui un exemple à suivre, a considéré la conscience comme ayant une sorte de présence en soi indépendante en rapport avec la pensée ou le langage: « De même que la catégorie du sujet ne peut et n’a jamais pu se penser sans la référence à la présence comme upo- keimenon ou comme ousia, etc., de même le sujet comme conscience n’a jamais pu s’annoncer autrement que comme présence à soi. » (Marges de la philosophie 17). Ainsi, selon Derrida, même si Husserl analyse profondément la relation intentionnelle entre temps et conscience, il reste pourtant dans la pensée métaphysique à cause du fait qu’il accorde au temps présent la puissance de synthèse des traces. Heidegger devient pour Derrida le point où la conscience signifiante est abordée d’une manière originelle. La relation intentionnelle entre temps et conscience est aussi reprise dans la pensée de Heidegger, mais parce que le temps est considéré comme actualisation et le présent comme limite mobile entre le passé et le futur, le sujet même n’étant qu’un acte pur. En d’autres termes, il n’y a pas de sujet en dehors du signe; le sujet devient une actualisation linguistique continuelle et la conscience existe seulement en signifiant. Tout comme dans le cas du présent, vu comme limite mobile entre le passé et le futur, la conscience est la limite entre ce qu’elle était et ce qu’elle va devenir; la conscience est acte. Ce genre de détermination heideggérienne de la conscience n’est plus la conscience d’une présence, mais celle d’une différance. Par conséquent, Derrida considère que la différance est une radicalisation de la pensée heideggérienne dans la direction ouverte par ses méditations sur le temps et la conscience. Le sujet existe donc en signifiant, il est la différance même: « Sur une certaine face d’elle-même, la différance n’est certes que le déploiement historial et époqual de l’être ou de la différence ontologique. Le a de la différance marque le mouvement de ce déploiement. » (Marges de la philosophie 23). A certains égards, cette différance est le depli ontologique. La voyelle « a » qui change la graphie habituelle du mot marque le moment de ce depli. La conscience comme limite en mouvement est même l’intervalle ou le passage de l’être comme étant qui est en relation directe avec la trace que Derrida définit comme: (…) n’étant pas une présence mais le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure. Non seulement l’effacement qui doit toujours pouvoir la surprendre, faute de quoi elle ne serait pas trace mais indestructible et monumentale substance, mais l’effacement qui la constitue d’entrée de jeu en trace, qui l’installe en changement de lieu et la fait disparaître dans son apparition, sortir de soi en sa position. (Marges de la philosophie 25) Par conséquent, le texte, l’écriture proprement dite ou, en d’autres mots, le signe, n’est autre chose que la trace, le « grammé » de ce qui s’est déjà actualisé comme différance. La différance est pour Derrida l’expression vraiment originaire du langage parce qu’elle traverse aussi bien le système linguistique que la conscience: Plus « vieille » que l’être lui-même, une telle différance n’a aucun nom dans notre langue. Mais nous « savons déjà » que, si elle est innommable, ce n’est pas par provision, parce que notre langue n’a pas encore trouvé ou reçu ce nom, ou parce qu’il faudrait le chercher dans une autre langue, hors du système fini de la nôtre. C’est parce qu’il n’y a pas de nom pour cela, pas même celui d’essence ou d’être, pas même celui de « différance » qui n’est pas un nom, qui n’est pas une unité nominale pure et se disloque sans cesse dans une chaîne de substitutions différantes.” (Marges de la philosophie 28) Malgré l’influence que Heidegger a dans la définition du concept de différance, il y a au moins deux points où Derrida annonce sa dissidence assumée envers la pensée heideggerienne. De prime abord il s’agit de la relation entre la temporisation originaire et la dialectique présence-absence dans la différence ontique-ontologique qui se manifeste entre L’Étre et l’étant. Dans ce qui suit, nous allons analyser la démarche derridienne de dissociation envers Heidegger, puis nous allons voir en quelle mesure ce qu’il soutient est pertinent. Nous allons faire cela en appelant à l’analyse de deux phénoménologues connus qui ont abordé le même problème : Françoise Dastur et Jean-Luc Nancy. Tous les deux ont écrit sur cette relation compliquée, différence-différance, chez Derrida et Heidegger. Comme nous l’avons vu, Derrida considère que Heidegger est le premier philosophe qui essaye de problematiser la temporisation d’ une manière originaire, c’est à dire de la perspective d’un présent dynamique vu comme limite mobile entre le passé et le futur. C’est pourquoi l’un des plus important livre de Heidegger a comme titre Être et temps. Pour Heidegger le temps et surtout la temporisation représente l’horizon transcendantal où le questionnement sur l’Être doit se formuler. Le temps est précisément la place où l’Être se définit comme succession de différences. Selon Derrida, la dépendance du problème du présent ou de l’instant conduit Heidegger à rater une définition vraiment radicale de la temporisation comme ajournement. Heidegger, reste donc le prisonnier de la pensée métaphysique qu’il veut d’ailleurs déconstruire. Selon Derrida une théorie du temps où l’instant devient moment de référence ne fait que produire la pensée métaphysique du présent. Le deuxième point où Derrida se distingue de Heidegger est le problème ontique-ontologique de l’Être. Heidegger problématise L’Être à partir de quelque chose de concret qui est l’homme comme Dasein, comme place de la manifestation de l’Être: La résolution est un mode privilégié de l’ouverture du Dasein. Or l’ouverture a été plus haut1 existentialement interprétée comme la vérité originaire. Celle-ci n’est primairement ni une qualité du « jugement » ni en général une qualité d’un comportement déterminé, mais un constituant essentiel de l’être-au-monde comme tel. La vérité doit être conçue comme un existential fondamental. La clarification ontologique de la proposition : « Le Dasein est dans la vérité » a manifesté l’ouverture originaire de cet étant comme vérité de l’existence et renvoyé, pour sa détermination plus précise, à l’analyse de l’authenticité du Dasein2. (Temps et etre 232) Mais, selon Derrida, Heidegger offre toujours une solution métaphysique. D’un autre côté, Derrida conceptualise sa différance à l’extérieur de la dialectique présence-absence qu’il a reprochée à Saussure. Pour lui cette opposition doit être déconstruite. Une pensée originaire de la différance devrait être plus radicale. C’est précisément ce que Derrida propose dans son concept de différance, qui n’est pas la présence d’une absence, mais l’origine de toutes les différences et par conséquent il est impossible de le définir. La différance est visible seulement dans la trace et non pas dans la présence qu’il laisserait à travers une manifestation concrète. Cette relation compliquée entre Heidegger et Derrida en ce qui concerne le rapport difference-différence, constitue l’objet de recherche de plusieurs phénoménologues français. Pour cette recherche nous avons choisi la position de Dastur et de Nancy. Après avoir fait un exposé assez impartial en ce qui concerne le concept de différance de Derrida par opposition à la perspective de Heidegger, Françoise Dastur réalise une analyse très détaillée de la vision que Derrida a sur Heidegger. Selon Dastur, Derrida pratique une lecture partisane de Heidegger, en excluant plusieurs nuances sémantiques de la différence ontologique et de la dialectique absence-présence telles qu’elles apparaissent chez Heidegger. Dastur considère que l’analyse du temps à partir du présent telle qu’elle est réalisée dans Être et temps, n’est qu’une étape préliminaire dans la pensée de Heidegger. Dans les livres qui ont suivi, Heidegger a révise ce problème en remplaçant le point de départ qui était le présent avec la notion d’ekstase. La temporisation devient l’ekstase même de l’éternité comme temps. Le temps est analysé dans les textes ultérieurs, à partir du problème et non pas à partir de la notion de l’instant. Selon Dastur, la conception heideggerienne en ce qui concerne la différence ontologique et la relation présence-absence, se trouve dans le livre Identité et différence où Heidegger présente sa conception sur le concept de différence d’une manière radicale. Dans ce text, la différence représente l’origine. Dans ce sens la difference n’est plus pour Heidegger ontologique, mais selon Dastur, cette nouvelle définition formulée par Heidegger représente précisément ce que Derrida comprend par différance. On peut conclure en disant que Dastur considère que Derrida comprend la différence comme l’infini du fini, tandis que Heidegger voit son concept de différence comme un abysse ouvert vers l’Être. Par conséquent les différences entre les deux philosophes sont seulement de nature formelle. Dastur dit qu’une lecture plus profonde du livre Identité et différence de Heidegger aurait déterminé Derrida accepter que son concept de différence avait déjà été formulé. Jean-Luc Nancy tâche d’offrir une perspective surprenante en ce qui concerne la pensée de Derrida. Dans son article « Da capo », Nancy fait un retour vers la métaphysique et suggère que Derrida soit lu à la lumière d’une métaphysique re-conceptualisée. Nancy commence la logique de son argumentaire par une définition classique de la métaphysique, pour revenir ultérieurement à une redéfinition où Derrida trouve sa place: Si la métaphysique est bien la science de l’être en tant qu’être/ ou des principes et des fins selon lesquels s’ordonne l’être, si elle est bien cette archontologie […] et si jamais dans son histoire la philosophie ne s’est en dernière instance employée à autre chose qu’à travailler, transformer, déplacer, réformer, déconstruire ou rouvrir la définition même ou la possibilité de l’objet d’une telle science[…] alors il faut dire que Derrida n’a pas eu d’autre souci que de rejouer la métaphysique da capo. (Jean-Luc Nancy, 929) Par cet exorde, Nancy veut dire que Derrida reste toujours à l’intérieur de cette métaphysique qui est ouverte sur le dehors du monde, mais il interprète ce dehors d’une manière nouvelle. Le dehors métaphysique deviendra chez Derrida un « autre » toujours non identifiable. Cet autre vu comme un étant qui échappe toujours à toute identification se rapproche de son concept de différance. L’écriture même de Derrida, qui comprend plus de vingt-quatre volumes, est une écriture « en tours et en détours, comme poursuivant indéfiniment un épuisement des possibles qui eut sans cesse à nouveau rouvert une possibilité infinie, en cela à une impossibilité toutefois inidentifiable comme telle – mais inconditionnelle. Inconditionnellement, il est impossible de fixer l’être et le sens » (Nancy 934). Selon Nancy, ce détour, ce différemment du sens textuel est la source de son concept de différance. A la suite de Nancy, Christphe Premat explore lui aussi la differance de Derrida. Dans son article « Derrida, un penseur (mé)connu à relire », il analyse le concept de différance à travers quelques théoriciens, parmi lesquels Jean-Luc Nancy, et clarifie d’une manière supplémentaire les valences de l’écriture de Derrida. Les différences, ces passages courts, indéfinissables, parlent de l’origine même qui, au lieu d’être nommée, est remplacée: « Chez Derrida, la différance retient l’être de la différence d’arriver à son terme » (Premat). Comme les différences se multiplient sans aboutir à quelque chose de concret, le sens est toujours ajourné, et l’on en retient qu’un reste qui échappe à toute définition. Cette interprétation représente le centre de la déconstruction utile parce qu’elle ouvre la voie d’une multiplicité de pistes de réflexion. Selon Premat et Nancy, la différance de Derrida libère le texte de toute imposition discursive. L’article de Christophe Premat jette une nouvelle lumière sur le concept de différance de Derrida en nous proposant une lecture différente de ses textes. La valeur de son article consiste dans la synthèse rigoureuse de différentes lectures de la philosophie derridienne. L’article est en même temps un avertissement en ce qui concerne la nécessité d’une compréhension plus profonde à partir d’un regret exprimé par Derrida lui-même avant sa mort. Derrida considérait qu’il y avait un nombre restreint de théoriciens qui avaient bien compris sa philosophie. Ce genre d’affirmation ne fait qu’amplifier le devoir d’une herméneutique plus profonde de la pensée de Derrida. De l’autre côté, l’article reste à la surface d’une mise en perspective des interprétations déjà effectuées, sans transmettre rien de ce qui pourrait constituer le point de départ d’une exégèse novatrice. Il ne nous reste que les mots proprement dits de Derrida qui ne font rien d’autre que flatter les gens de littérature : j´ai simultanément, je vous prie de me croire, le double sentiment que, d´un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n´a pas commencé à me lire, que s´il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être, et qui sont aussi des écrivains-penseurs, des poètes), au fond, c´est plus tard que tout cela a une chance d´apparaître, mais aussi bien que, d´un autre côté, simultanément donc, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien (Premat) On voit par ce qui précède que les discutions autour de la philosophie de Derrida sont loin d’être épuisées et l’article de Premat, même s’il n’offre pas de nouvelles voies de réflexion, a le don de présenter le dégré élevé d’intérêt associé à la conceptualisation de la déconstruction et, par cela, de la différance placée au centre de l’écriture de Derrida. Nous devons souligner,quand meme le fait que l’article de Premat faille de dire en quoi consisterait cette lecture novatrice. Par contre il offre une synthèse des interprétations déjà faites.La première remarque en ce qui concerne cet intérêt portera sur les remarques d’Alain Badiou qui sont la preuve des perspectives variées. Alain Badiou essaye une lecture marxiste de la différance en la mettant en liaison avec le concept d’idéologie et de prolétariat vu comme sous-classe. Badiou commence la dialectique à l’intérieur de l’idéologie et recourt à l’idée de multiplicité comme résultat de la déconstruction des dualités car, selon Derrida, dans la multiplicité qui apparaît dans le monde il y a toujours un élément qui est inexistant, qui ne peut plus être déconstruit. A ce propos, il est très important de noter le fait que pour Badiou, cette multiplicité n’est pas d’ordre ontologique, mais d’ordre existentiel. La logique de cette démarche le conduit à conclure que cet inexistant pourrait être associé à la classe prolétaire, car celle-ci n’a jamais eu un accès réel au politique et est demeurée derrière la classe dominante. Que Derrida fut d’accord ou non avec une telle interprétation, a une analyse de la différance, nous n’en savons rien a la lecture de l’article de Premat; néanmoins, un fait important surgit de cette interprétation, celui que la déconstruction de Derrida a permis le passage de la philosophie a une méthode d’une philosophie. Par un exercice similaire, Frédéric Worms, toujours à travers la lecture de l’article de Premat, parle de la liaison entre différance, vie et justice car, pour Worms, la pensée derridienne remet en question la signification du moment présent, et, par cela, la dialectique présence-absence. Dans ce rapport, l’idée de la mort doit être discutée. Pour Worms, la différance de Derrida ne privilégie ni l’absence, ni la présence, mais la tension surgie entre les deux: « Avec la différance, Derrida ne reconduit pas le privilège de l’absence sur la présence, mais affronte la tension permanente de l´entre-deux sans céder à l’illusion (qu´elle soit de nature dialectique ou autre) de la dépasser » (Premat). Après avoir souligné la présence de ces quelques applications sociologiques de la différance dans la pensée européenne contemporaine, Premat fait une critique de la perspective que Françoise Dastur a sur la philosophie de Derrida. Nous avons déjà parle de la critique de Dastur sur Derrida. Dastur fait une critique radicale en disant que la différance de Derrida est précisément la différence ontologique de Heidegger. Selon cette philosophe française, même si Derrida problématise l’étape suivante de la pensée heideggérienne — c’est-à-dire le sens de l’être, il ne prend pas en considération les autres livres de Heidegger, c’est-à-dire les mutations et les transformations que Heidegger apporte sur la différence ontologique dans les livres qui suivent Etre et Temps : « La différance (avec un a) n’est donc pas quelque chose d’autre que la différence ontologique, mais simplement le pas suivant à faire après la pensée de l’être. » (Dastur). C’est cette critique que Premat ne saisit pas dans l’article de Francoise Dastur et qui mérite d’autres considérations pour vérifier la validité de l’interprétation de Dastur. Pour conclure son intervention sur la différance, Derrida a recours à la notion de “sumploke”, c’est-à-dire la confluence des êtres. Il veut dire par concept de différance que dans l’existence tout est connecté. Les parties n’ont pas d’identité réelle, elles existent seulement comme relations et différences. Dans le livre De la grammatologie, il arrive à la conclusion que cette différance devient textuelle, parce que pour lui la réalité doit être vue comme une forme d’écriture. À la base de cette idée se trouve le concept d’archi-écriture qui devient le mouvement spatio-temporel de la différance. Le concept de Derrida a suscité énormément intérêt et continue d’être analysé. Cette relation avec l’écriture ouvre la voie pour d’autres interprétations. C’est pourquoi on partage l’idée avancée par Premat et Nancy que Derrida va et doit être ( re) lu pour être (re)connu. Bibliographie Derrida, Jacques. L’écriture et la différence. Ed. Seuil. Paris, 1967. Print. Derrida, Jacques. Marges de la philosophie. Ed. Minuit. Paris, 1972. Print. Dastur, Françoise. “Heidegger, Derrida et la question de la différence”. Conf audio. Ecole Normale Supérieure. Mars 2011. page consultée le 7 décembre 2013. Heidegger, Martin. Être et temps. Éditions numérique hors-commerce. Web. Heidegger, Martin. Identity and Difference. Ed. Harper & Row. New York, 1969. Heidegger, Martin. Originea operei de arta. Ed. Humanitas. Bucuresti, 2000. Print Nancy, Jean-Luc. “Derrida Da capo”. The Johns Hopkins University Press, Vol 121, No 4, pp 929-935. Web. 2006. Premat, Christophe. « Jacques Derrida, un penseur (mé)connu à (re)lire », Acta fabula, vol. 10, n° 4, Ouvrages collectifs, Avril 2009, URL : http://www.fabula.org/revue/document4987.php, page consultée le 07 décembre 2013. Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Ed. Payot. Paris, 1949. Print. Continue reading
Derrida et la différance
as I said, I wrote a research paper on Derrida 🙂 En 1967, la vie intellectuelle en France est marquée par l’apparition de quelques études significatives qui, par leurs idées nouvelles et fondamentales, remplacent la pensée théorique française jusque-là dominée par le structuralisme. De ce renouveau dans la réflexion émergent les œuvres de théoriciens tels quels Jacques Derrida, Julia Kristeva, Gilles Deleuze, Luce Irigarray, Jean-François Lyotard et Jean Baudrillard qui y apportent des changements majeurs et révolutionnaires et marquent ainsi le commencement du post-structuralisme. Tout comme les idées, le lexique connaît un bouleversement profond et l’émergence de termes nouveaux dont l’un des plus importants, rattaché à ce mouvement, est le concept de déconstruction introduit dans la philosophie de l’époque par Jacques Derrida. En quoi consiste la nouveauté de ce concept? Tout commence avec Derrida et le concept de différence, tel qu’il est problématisé dans les œuvres de Saussure et de Heidegger dont il analyse les œuvres pour expliquer sa démarche philosophique. Selon Saussure, le concept de l’identité à l’intérieur du signe linguistique est constitué par les différences qu’on établit avec d’autres signes. Pour Derrida, la différenciation reçoit un fondement radical qui affecte l’entière problématique du langage et, par cela, de l’écriture aussi. Ce nouveau fondement, il l’appelle la différance qui suppose un processus simultané d’ajournement en temps et de différence en espace. Le concept de différance décrit donc ce mouvement temporel et spatial à l’intérieur duquel toute pensée et toute réalité sont possibles. Pour expliquer sa démarche philosophique, Derrida analyse principalement les œuvres de Saussure et de Heidegger. Dans la recherche que nous proposons, nous tâcherons d’analyser les origines du concept de différence par une étude comparative des œuvres de Saussure et de Heidegger, puis nous établirons les limites de la pensée derridienne dans la critique contemporaine à travers les interprétations de Françoise Dastur, Jean Luc-Nancy et de Premat. Le concept de différance, tel que Derrida l’analyse premièrement dans L’Écriture et la différence et ensuite dans Marges de la philosophie, a au moins deux sens exprimés clairement : d’un côté, on parle du concept de détour, et, de l’autre côté, de celui de différence ou d’altérité radicale. Derrida aborde la problématique de ce concept à partir de l’étymologie du verbe latin « differre » qui a deux valeurs sémantiques, l’une, temporelle et visant le retard, le détour, et l’autre, spatiale et exprimant l’altérité, la non-identité. Par conséquent, ces deux moments, le temporel d’ajournement et le spatial d’altérité, vont former la structure de ce que Derrida nomme différance comme principe opératif. Il précise : « la différance, qui n’est pas un concept, n’est pas un simple mot, c’est-à-dire ce qu’on se représente comme l’unité calme et présente, auto-référente, d’un concept et d’une phonie. » (Marges de la philosophie 11) Évidemment, la substitution intentionnelle de la voyelle ‘e’ à la voyelle ‘a’ à l’intérieur du mot même suggère une signification cachée, abstraite, qui se définit par ce remplacement même, car si on peut lire cette voyelle, on ne peut cependant pas l’entendre. Cette nature éludée du mot correspond à la nature non-saturée de ce que le concept représente: L’ordre qui résiste à cette opposition, et lui résiste parce qu’il la porte, s’annonce dans un mouvement de différance (avec un a) entre deux différences ou entre deux lettres, différance qui n’appartient ni à la voix ni à l’écriture au sens courant et qui se tient, comme l’espace étrange qui nous rassemblera ici pendant une heure, entre parole et écriture, au-delà aussi de la familiarité tranquille qui nous relie à l’une et à l’autre, nous rassurant parfois dans l’illusion qu’elles font deux. (Marges de la philosophie 5) Derrida définit son concept de différance en relation directe avec celui de présence tel qui est problématisé chez Saussure, c’est-à-dire le signe comme représentation de la présence du signifiant dans le signifié, et chez Heidegger, dans la libération de la pensée de l’être de la domination du présent ou du maintenant. Il s’éloigne cependant d’eux car selon lui, bien que Saussure et Heidegger aient apporté des contributions significatives à la problématique de la différance, ils restent encore dans la pensée métaphysique du présent. Dans ce qui suit, nous analyserons la manière dont Derrida interprète tant Saussure que Heidegger et le moment où il se différencie des deux par son propre concept de différance. Pour Saussure, la langue représente un système fermé, dépourvu de substance, où il n’y a que des formes disposées en oppositions binaires ; et le langage, formé de différences. En d’autres mots, toutes les unités nominales du langage sont déterminées par d’autres unités nominales externes, et tous les éléments du langage reçoivent une identité structurelle interne donnée par un réseau de différences extérieures. Tel est le point de vue de la pensée philosophique traditionnelle qui considère que nos pensées ont de la substance en elles-mêmes. Derrida s’élève contre cette vision pour qui les idées sont plutôt comme des unités de langage générées par les différences établies entre elles. Selon le philosophe français, tout concept sémiologique ou linguistique actuel se définit dans un sens ou l’autre par une référence à la linguistique de Saussure. Le signe linguistique en relation avec la chose en soi ou le sens qu’il représente est toujours un moment secondaire. La représentation linguistique qui survient par l’acte de la signification représente déjà une médiatisation, un détour de l’acte initial et, conséquemment, on parle d’une sorte de présence ajournée de ce qui devait être signifié. Autrement dit, « Le signe représente le présent en son absence » (Marges de la philosophie 9). De la même manière, c’est l’écriture qui devient un moment secondaire, une temporalité en retard en rapport avec le monde qu’elle représente ou avec son origine. Le fait d’être présent du sens est remplacé dans le processus d’une médiation par le signe linguistique, c’est-à-dire par ce qu’il signifie. En d’autres mots, le signe n’est autre chose que la trace ou la représentation du sens. Selon Derrida, l’acte de la signification, dans le système de Saussure, a comme fondement l’actualisation d’un sens omniprésent et comme but le rapprochement de cette présence perdue. Cette temporalité saussurienne ajournée est seulement secondaire et pas encore « originaire » pour Derrida parce que le sens est défini par le rapport avec ce qui est toujours présent : « Pour la même raison, je ne saurai par où commencer à tracer le faisceau ou le graphique de la différance. Car ce qui s’y met précisément en question, c’est la requête d’un commencement de droit, d’un point de départ absolu, d’une responsabilité principielle. La problématique de l’écriture s’ouvre avec la mise en question de la valeur d’arkhes » (Marges de la philosophie 6) Pour Derrida, une pensée vraiment originaire de la temporisation ajournée et, conséquemment, de la différance devrait déconstruire la relation sens-présence. Cette libération de la dominance du présent est cruciale pour la compréhension radicale de la différance. Cette libération représente un des points qui annonce la dissidence assumée de Derrida par rapport à la linguistique saussurienne qu’il veut dépasser en appelant à la philosophie heideggérienne. Pour l’instant nous laisserons de côté le recours à la philosophie de Heidegger et nous y reviendrons un peu plus loin. Pour surprendre le point d’intersection de ces deux moments de la différance, celui de la temporisation et celui de l’espacement, Derrida va recourir à l’analyse de deux principes inséparables qui constituent l’axiome du système linguistique saussurien, notamment, le principe de l’arbitraire et celui de la différence. Selon le principe de l’arbitraire, chaque signe linguistique est constitué et se définit seulement par opposition à d’autres signes linguistiques appartenant au même système: “Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer a un signe une fois établi dans un groupe linguistique) nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-a-dire arbitraire par rapport au signifie” (Saussure 101). Dès lors, l’unicité du signe n’est pas, pour ainsi dire, « intrinsèque », mais « extrinsèque » car elle est donnée par le principe de la différence; donc tant l’arbitraire que la différence sont des corrélatifs. Pour Derrida, la différence présuppose en général une opposition de termes positifs, mais dans le cas de la linguistique de Saussure, le langage est constitué par des termes négatifs: le blanc est non-noir, non-rouge etc. En d’autres mots, le langage n’a pas d’histoire, il n’est que synchronie systémique. Il en conclut que: On en tirera cette première conséquence que le concept signifié n’est jamais présent en lui-même, dans une présence suffisante qui ne renverrait qu’à elle-même. Tout concept est en droit et essentiellement inscrit dans une chaîne ou dans un système à l’intérieur duquel il renvoie à l’autre, aux autres concepts, par jeu systématique de différences. Un tel jeu, la différance, n’est plus alors simplement un concept mais la possibilité de la conceptualité, du procès et du système conceptuels en général. (Marges de la philosophie 11) Cette idée représente l’autre moment de la séparation de Derrida d’avec Saussure en ce qui concerne son concept de différance. Ce jeu des différences en tant que système fermé ou auto-référentiel, représente la limite même de la linguistique saussurienne. Mais les différences linguistiques sont seulement des conséquences ; elles doivent avoir une origine, car il est impossible qu’elles soient accidentelles. En ce sens, le problème de la genèse du langage comme « cause » de ces différences amène Derrida à introduire pour la première fois le concept de différance : Cela ne veut pas dire que la différance qui produit les différences soit avant elles, dans un présent simple et en soi immodifié, indifférent. La différance est 1′ « origine » non-pleine, non-simple, l’origine structurée et différante des différences. Le nom d’ « origine » ne lui convient donc plus […] les différences ont été produites, elles sont des effets produits, mais des effets qui n’ont pas pour cause un sujet ou une substance, une chose en général, un étant quelque part présent et échappant lui-même au jeu de la différance. (Marges de la philosophie 12) Donc, conformément à la philosophie de Derrida, la différance est « le mouvement selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvois en général se constitue « historiquement » comme tissu de différences. » (Marges de la philosophie 13) La différance est alors l’acte même de production ou la différenciation du langage comme actualisation « verticale » à l’intérieur du langage même. Ici, l’argument de Derrida s’oriente vers une aporie du présent vue non comme moment statique, mais comme une limite en mouvement entre le passé et le futur, c’est-à-dire comme intervalle: « Cet intervalle se constituant, se divisant dynamiquement, c’est ce qu’on peut appeler espacement, devenir-espace du temps ou devenir-temps de l’espace (temporisation) […] que je propose d’appeler archi-écriture, archi-trace ou différance. Celle-ci (est) (à la fois) espacement (et) temporisation » (Marges de la philosophie 14) Comme nous l’avons déjà souligné, la critique derridienne de la linguistique de Saussure ne vise que cette relation présence-signe. Le signifié n’est pas une sorte de présence immobile derrière le Signifiant, comme une sorte de chose en soi envers le phénomène, mais il existe comme signifiant même. Nous pourrions donc parler d’une différance de premier degré au niveau horizontal entre les signes linguistiques et d’une différence de deuxième degré qui représente l’acte même de production des différences comme différences. La trace ou l’archi-écriture n’est pas une origine perdue, mais le passage même ou la médiation des différences, c’est-à-dire leur détour. Cette idée est un autre point où Derrida dépasse le structuralisme. Ce dépassement est une expression linguistique plus originaire. C’est pourquoi il refuse de nommer sa différance, la différenciation même: « Entre autres confusions, un tel mot eût laissé penser à quelque unité organique, originaire et homogène, venant éventuellement à se diviser, à recevoir la différence comme un événement. Surtout, formé sur le verbe différencier, il annulerait la signification économique du détour, du délai temporisateur, du « différer ». » (Marges de la philosophie 14) La critique que Derrida fait de la relation signe-présence et de la relation signifié-présence-signifiant de Saussure a comme fondement la déconstruction heideggérienne de la métaphysique occidentale comme métaphysique du présent. Dans ce qui suit, nous analyserons cette dialectique du concept de différence chez Heidegger pour énoncer les points communs, mais aussi les points de divergence énoncés par Derrida. Selon Derrida, le signe de la linguistique de Saussure comme détour de la chose en soi « s’est constitué dans un système (pensée ou langue) réglé à partir et en vue de la présence » (Marges de la philosophie 10), une présence perdue du sens. C’est pourquoi l’homme comme penseur à l’intérieur du langage va problématiser le sens de l’être sous la forme de ce qui est permanent, non-changeant et qui tient de la catégorie de l’essence. Cette idée reflète bien l’influence de la philosophie de Heidegger sur l’écriture de Derrida. La première influence est relative à l’acception selon Heidegger que l’homme est dans un sens le produit du langage où il se forme. Pour la seconde, il s’agit de la critique traditionnelle essentialiste de la philosophie occidentale qui commence avec Platon et finit avec Hegel. La relation de l’homme avec la langue souffre chez Heidegger un renversement en ce qui concerne l’importance de l’un contre l’autre. Dans la première étape de sa philosophie, celle présentée dans Être et Temps, la parole et la compréhension synthétisées dans le langage sont deux caractéristiques du Dasein, et par conséquent subordonnées, même si c’est dans une opposition binaire authenticité-inauthenticité. Dans la deuxième étape, celle associée avec L’origine de l’œuvre d’art, le langage devient la place de l’être, il devient plus important que le sujet et le prédétermine. Pour Heidegger, autant que pour Derrida, la langue n’est pas un système des oppositions, mais plutôt une parole originaire qui traverse l’homme. La parole est pour Heidegger l’acte pur de la Parole singulière. Ce concept de parole originaire est très similaire au concept derridien de différance. La critique heideggérienne de la philosophie occidentale, à laquelle Derrida adhère aussi, vise la métaphysique de l’Être considérée comme quelque chose de permanent et de statique. Commencée dans Etre et Temps, cette critique a aussi été continuée dans Identité et différence. Heidegger croit que la conceptualisation originaire de l’être et, conséquemment, du langage comme trait de l’être, doit passer par une déconstruction radicale du temps comme progression infinie des moments isolés du présent. Derrida continue donc et dit: Je noterai seulement qu’entre la différence comme temporisation-temporalisation, qu’on ne peut plus penser dans l’horizon du présent, et ce que Heidegger dit dans Sein und Zeit de la temporalisation comme horizon transcendantal de la question de l’être, qu’il faut libérer de la domination traditionnelle et métaphysique par le présent ou le maintenant, la communication est étroite. (Marges de la philosophie 10) Dans ce sens, les ressemblances entre la philosophie heideggérienne et celle de Derrida sont évidentes. Pour Heidegger, le temps ne peut pas être constitué par une succession de moments isolés — même si ceux-ci sont présents, passés ou futurs — parce que le moment passé n’existe plus et le moment futur n’existe pas encore. Le moment présent ne peut pas être fixé parce qu’il est considéré plutôt comme un flux temporel qui se divise instantanément entre un moment passé et un moment à venir. Cette scission du présent détermine Heidegger à conclure que le présent n’est que la limite mobile entre le passé et le futur, c’est-à-dire que le temps comme horizon de l’être est en réalité temporisation.: « Il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui pour qu’il soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du même coup diviser le présent en lui-même, partageant ainsi, avec le présent, tout ce qu’on peut penser à partir de lui, c’est-à-dire tout étant, dans notre langue métaphysique, singulièrement la substance ou le sujet. » (Marges de la philosophie 13) La déconstruction heideggérienne du temps à laquelle Derrida adhère vise la relation signe-conscience aussi. Dans ce sens, l’influence de Husserl sur Heidegger est similaire à celle que Saussure a eue sur Derrida. Derrida commence son analyse sur la relation signe-conscience-temps par une question: qui est-ce qui détermine les différences? La réponse est évidente: il s’agit du sujet parlant, mais quel est le statut du sujet par rapport au signe? Derrida estime que le questionnement d’une conscience tacite est impossible, même si la pensée occidentale, y compris la philosophie de Husserl qui représente pour lui un exemple à suivre, a considéré la conscience comme ayant une sorte de présence en soi indépendante en rapport avec la pensée ou le langage: « De même que la catégorie du sujet ne peut et n’a jamais pu se penser sans la référence à la présence comme upo- keimenon ou comme ousia, etc., de même le sujet comme conscience n’a jamais pu s’annoncer autrement que comme présence à soi. » (Marges de la philosophie 17). Ainsi, selon Derrida, même si Husserl analyse profondément la relation intentionnelle entre temps et conscience, il reste pourtant dans la pensée métaphysique à cause du fait qu’il accorde au temps présent la puissance de synthèse des traces. Heidegger devient pour Derrida le point où la conscience signifiante est abordée d’une manière originelle. La relation intentionnelle entre temps et conscience est aussi reprise dans la pensée de Heidegger, mais parce que le temps est considéré comme actualisation et le présent comme limite mobile entre le passé et le futur, le sujet même n’étant qu’un acte pur. En d’autres termes, il n’y a pas de sujet en dehors du signe; le sujet devient une actualisation linguistique continuelle et la conscience existe seulement en signifiant. Tout comme dans le cas du présent, vu comme limite mobile entre le passé et le futur, la conscience est la limite entre ce qu’elle était et ce qu’elle va devenir; la conscience est acte. Ce genre de détermination heideggérienne de la conscience n’est plus la conscience d’une présence, mais celle d’une différance. Par conséquent, Derrida considère que la différance est une radicalisation de la pensée heideggérienne dans la direction ouverte par ses méditations sur le temps et la conscience. Le sujet existe donc en signifiant, il est la différance même: « Sur une certaine face d’elle-même, la différance n’est certes que le déploiement historial et époqual de l’être ou de la différence ontologique. Le a de la différance marque le mouvement de ce déploiement. » (Marges de la philosophie 23). A certains égards, cette différance est le depli ontologique. La voyelle « a » qui change la graphie habituelle du mot marque le moment de ce depli. La conscience comme limite en mouvement est même l’intervalle ou le passage de l’être comme étant qui est en relation directe avec la trace que Derrida définit comme: (…) n’étant pas une présence mais le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure. Non seulement l’effacement qui doit toujours pouvoir la surprendre, faute de quoi elle ne serait pas trace mais indestructible et monumentale substance, mais l’effacement qui la constitue d’entrée de jeu en trace, qui l’installe en changement de lieu et la fait disparaître dans son apparition, sortir de soi en sa position. (Marges de la philosophie 25) Par conséquent, le texte, l’écriture proprement dite ou, en d’autres mots, le signe, n’est autre chose que la trace, le « grammé » de ce qui s’est déjà actualisé comme différance. La différance est pour Derrida l’expression vraiment originaire du langage parce qu’elle traverse aussi bien le système linguistique que la conscience: Plus « vieille » que l’être lui-même, une telle différance n’a aucun nom dans notre langue. Mais nous « savons déjà » que, si elle est innommable, ce n’est pas par provision, parce que notre langue n’a pas encore trouvé ou reçu ce nom, ou parce qu’il faudrait le chercher dans une autre langue, hors du système fini de la nôtre. C’est parce qu’il n’y a pas de nom pour cela, pas même celui d’essence ou d’être, pas même celui de « différance » qui n’est pas un nom, qui n’est pas une unité nominale pure et se disloque sans cesse dans une chaîne de substitutions différantes.” (Marges de la philosophie 28) Malgré l’influence que Heidegger a dans la définition du concept de différance, il y a au moins deux points où Derrida annonce sa dissidence assumée envers la pensée heideggerienne. De prime abord il s’agit de la relation entre la temporisation originaire et la dialectique présence-absence dans la différence ontique-ontologique qui se manifeste entre L’Étre et l’étant. Dans ce qui suit, nous allons analyser la démarche derridienne de dissociation envers Heidegger, puis nous allons voir en quelle mesure ce qu’il soutient est pertinent. Nous allons faire cela en appelant à l’analyse de deux phénoménologues connus qui ont abordé le même problème : Françoise Dastur et Jean-Luc Nancy. Tous les deux ont écrit sur cette relation compliquée, différence-différance, chez Derrida et Heidegger. Comme nous l’avons vu, Derrida considère que Heidegger est le premier philosophe qui essaye de problematiser la temporisation d’ une manière originaire, c’est à dire de la perspective d’un présent dynamique vu comme limite mobile entre le passé et le futur. C’est pourquoi l’un des plus important livre de Heidegger a comme titre Être et temps. Pour Heidegger le temps et surtout la temporisation représente l’horizon transcendantal où le questionnement sur l’Être doit se formuler. Le temps est précisément la place où l’Être se définit comme succession de différences. Selon Derrida, la dépendance du problème du présent ou de l’instant conduit Heidegger à rater une définition vraiment radicale de la temporisation comme ajournement. Heidegger, reste donc le prisonnier de la pensée métaphysique qu’il veut d’ailleurs déconstruire. Selon Derrida une théorie du temps où l’instant devient moment de référence ne fait que produire la pensée métaphysique du présent. Le deuxième point où Derrida se distingue de Heidegger est le problème ontique-ontologique de l’Être. Heidegger problématise L’Être à partir de quelque chose de concret qui est l’homme comme Dasein, comme place de la manifestation de l’Être: La résolution est un mode privilégié de l’ouverture du Dasein. Or l’ouverture a été plus haut1 existentialement interprétée comme la vérité originaire. Celle-ci n’est primairement ni une qualité du « jugement » ni en général une qualité d’un comportement déterminé, mais un constituant essentiel de l’être-au-monde comme tel. La vérité doit être conçue comme un existential fondamental. La clarification ontologique de la proposition : « Le Dasein est dans la vérité » a manifesté l’ouverture originaire de cet étant comme vérité de l’existence et renvoyé, pour sa détermination plus précise, à l’analyse de l’authenticité du Dasein2. (Temps et etre 232) Mais, selon Derrida, Heidegger offre toujours une solution métaphysique. D’un autre côté, Derrida conceptualise sa différance à l’extérieur de la dialectique présence-absence qu’il a reprochée à Saussure. Pour lui cette opposition doit être déconstruite. Une pensée originaire de la différance devrait être plus radicale. C’est précisément ce que Derrida propose dans son concept de différance, qui n’est pas la présence d’une absence, mais l’origine de toutes les différences et par conséquent il est impossible de le définir. La différance est visible seulement dans la trace et non pas dans la présence qu’il laisserait à travers une manifestation concrète. Cette relation compliquée entre Heidegger et Derrida en ce qui concerne le rapport difference-différence, constitue l’objet de recherche de plusieurs phénoménologues français. Pour cette recherche nous avons choisi la position de Dastur et de Nancy. Après avoir fait un exposé assez impartial en ce qui concerne le concept de différance de Derrida par opposition à la perspective de Heidegger, Françoise Dastur réalise une analyse très détaillée de la vision que Derrida a sur Heidegger. Selon Dastur, Derrida pratique une lecture partisane de Heidegger, en excluant plusieurs nuances sémantiques de la différence ontologique et de la dialectique absence-présence telles qu’elles apparaissent chez Heidegger. Dastur considère que l’analyse du temps à partir du présent telle qu’elle est réalisée dans Être et temps, n’est qu’une étape préliminaire dans la pensée de Heidegger. Dans les livres qui ont suivi, Heidegger a révise ce problème en remplaçant le point de départ qui était le présent avec la notion d’ekstase. La temporisation devient l’ekstase même de l’éternité comme temps. Le temps est analysé dans les textes ultérieurs, à partir du problème et non pas à partir de la notion de l’instant. Selon Dastur, la conception heideggerienne en ce qui concerne la différence ontologique et la relation présence-absence, se trouve dans le livre Identité et différence où Heidegger présente sa conception sur le concept de différence d’une manière radicale. Dans ce text, la différence représente l’origine. Dans ce sens la difference n’est plus pour Heidegger ontologique, mais selon Dastur, cette nouvelle définition formulée par Heidegger représente précisément ce que Derrida comprend par différance. On peut conclure en disant que Dastur considère que Derrida comprend la différence comme l’infini du fini, tandis que Heidegger voit son concept de différence comme un abysse ouvert vers l’Être. Par conséquent les différences entre les deux philosophes sont seulement de nature formelle. Dastur dit qu’une lecture plus profonde du livre Identité et différence de Heidegger aurait déterminé Derrida accepter que son concept de différence avait déjà été formulé. Jean-Luc Nancy tâche d’offrir une perspective surprenante en ce qui concerne la pensée de Derrida. Dans son article « Da capo », Nancy fait un retour vers la métaphysique et suggère que Derrida soit lu à la lumière d’une métaphysique re-conceptualisée. Nancy commence la logique de son argumentaire par une définition classique de la métaphysique, pour revenir ultérieurement à une redéfinition où Derrida trouve sa place: Si la métaphysique est bien la science de l’être en tant qu’être/ ou des principes et des fins selon lesquels s’ordonne l’être, si elle est bien cette archontologie […] et si jamais dans son histoire la philosophie ne s’est en dernière instance employée à autre chose qu’à travailler, transformer, déplacer, réformer, déconstruire ou rouvrir la définition même ou la possibilité de l’objet d’une telle science[…] alors il faut dire que Derrida n’a pas eu d’autre souci que de rejouer la métaphysique da capo. (Jean-Luc Nancy, 929) Par cet exorde, Nancy veut dire que Derrida reste toujours à l’intérieur de cette métaphysique qui est ouverte sur le dehors du monde, mais il interprète ce dehors d’une manière nouvelle. Le dehors métaphysique deviendra chez Derrida un « autre » toujours non identifiable. Cet autre vu comme un étant qui échappe toujours à toute identification se rapproche de son concept de différance. L’écriture même de Derrida, qui comprend plus de vingt-quatre volumes, est une écriture « en tours et en détours, comme poursuivant indéfiniment un épuisement des possibles qui eut sans cesse à nouveau rouvert une possibilité infinie, en cela à une impossibilité toutefois inidentifiable comme telle – mais inconditionnelle. Inconditionnellement, il est impossible de fixer l’être et le sens » (Nancy 934). Selon Nancy, ce détour, ce différemment du sens textuel est la source de son concept de différance. A la suite de Nancy, Christphe Premat explore lui aussi la differance de Derrida. Dans son article « Derrida, un penseur (mé)connu à relire », il analyse le concept de différance à travers quelques théoriciens, parmi lesquels Jean-Luc Nancy, et clarifie d’une manière supplémentaire les valences de l’écriture de Derrida. Les différences, ces passages courts, indéfinissables, parlent de l’origine même qui, au lieu d’être nommée, est remplacée: « Chez Derrida, la différance retient l’être de la différence d’arriver à son terme » (Premat). Comme les différences se multiplient sans aboutir à quelque chose de concret, le sens est toujours ajourné, et l’on en retient qu’un reste qui échappe à toute définition. Cette interprétation représente le centre de la déconstruction utile parce qu’elle ouvre la voie d’une multiplicité de pistes de réflexion. Selon Premat et Nancy, la différance de Derrida libère le texte de toute imposition discursive. L’article de Christophe Premat jette une nouvelle lumière sur le concept de différance de Derrida en nous proposant une lecture différente de ses textes. La valeur de son article consiste dans la synthèse rigoureuse de différentes lectures de la philosophie derridienne. L’article est en même temps un avertissement en ce qui concerne la nécessité d’une compréhension plus profonde à partir d’un regret exprimé par Derrida lui-même avant sa mort. Derrida considérait qu’il y avait un nombre restreint de théoriciens qui avaient bien compris sa philosophie. Ce genre d’affirmation ne fait qu’amplifier le devoir d’une herméneutique plus profonde de la pensée de Derrida. De l’autre côté, l’article reste à la surface d’une mise en perspective des interprétations déjà effectuées, sans transmettre rien de ce qui pourrait constituer le point de départ d’une exégèse novatrice. Il ne nous reste que les mots proprement dits de Derrida qui ne font rien d’autre que flatter les gens de littérature : j´ai simultanément, je vous prie de me croire, le double sentiment que, d´un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n´a pas commencé à me lire, que s´il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être, et qui sont aussi des écrivains-penseurs, des poètes), au fond, c´est plus tard que tout cela a une chance d´apparaître, mais aussi bien que, d´un autre côté, simultanément donc, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien (Premat) On voit par ce qui précède que les discutions autour de la philosophie de Derrida sont loin d’être épuisées et l’article de Premat, même s’il n’offre pas de nouvelles voies de réflexion, a le don de présenter le dégré élevé d’intérêt associé à la conceptualisation de la déconstruction et, par cela, de la différance placée au centre de l’écriture de Derrida. Nous devons souligner,quand meme le fait que l’article de Premat faille de dire en quoi consisterait cette lecture novatrice. Par contre il offre une synthèse des interprétations déjà faites.La première remarque en ce qui concerne cet intérêt portera sur les remarques d’Alain Badiou qui sont la preuve des perspectives variées. Alain Badiou essaye une lecture marxiste de la différance en la mettant en liaison avec le concept d’idéologie et de prolétariat vu comme sous-classe. Badiou commence la dialectique à l’intérieur de l’idéologie et recourt à l’idée de multiplicité comme résultat de la déconstruction des dualités car, selon Derrida, dans la multiplicité qui apparaît dans le monde il y a toujours un élément qui est inexistant, qui ne peut plus être déconstruit. A ce propos, il est très important de noter le fait que pour Badiou, cette multiplicité n’est pas d’ordre ontologique, mais d’ordre existentiel. La logique de cette démarche le conduit à conclure que cet inexistant pourrait être associé à la classe prolétaire, car celle-ci n’a jamais eu un accès réel au politique et est demeurée derrière la classe dominante. Que Derrida fut d’accord ou non avec une telle interprétation, a une analyse de la différance, nous n’en savons rien a la lecture de l’article de Premat; néanmoins, un fait important surgit de cette interprétation, celui que la déconstruction de Derrida a permis le passage de la philosophie a une méthode d’une philosophie. Par un exercice similaire, Frédéric Worms, toujours à travers la lecture de l’article de Premat, parle de la liaison entre différance, vie et justice car, pour Worms, la pensée derridienne remet en question la signification du moment présent, et, par cela, la dialectique présence-absence. Dans ce rapport, l’idée de la mort doit être discutée. Pour Worms, la différance de Derrida ne privilégie ni l’absence, ni la présence, mais la tension surgie entre les deux: « Avec la différance, Derrida ne reconduit pas le privilège de l’absence sur la présence, mais affronte la tension permanente de l´entre-deux sans céder à l’illusion (qu´elle soit de nature dialectique ou autre) de la dépasser » (Premat). Après avoir souligné la présence de ces quelques applications sociologiques de la différance dans la pensée européenne contemporaine, Premat fait une critique de la perspective que Françoise Dastur a sur la philosophie de Derrida. Nous avons déjà parle de la critique de Dastur sur Derrida. Dastur fait une critique radicale en disant que la différance de Derrida est précisément la différence ontologique de Heidegger. Selon cette philosophe française, même si Derrida problématise l’étape suivante de la pensée heideggérienne — c’est-à-dire le sens de l’être, il ne prend pas en considération les autres livres de Heidegger, c’est-à-dire les mutations et les transformations que Heidegger apporte sur la différence ontologique dans les livres qui suivent Etre et Temps : « La différance (avec un a) n’est donc pas quelque chose d’autre que la différence ontologique, mais simplement le pas suivant à faire après la pensée de l’être. » (Dastur). C’est cette critique que Premat ne saisit pas dans l’article de Francoise Dastur et qui mérite d’autres considérations pour vérifier la validité de l’interprétation de Dastur. Pour conclure son intervention sur la différance, Derrida a recours à la notion de “sumploke”, c’est-à-dire la confluence des êtres. Il veut dire par concept de différance que dans l’existence tout est connecté. Les parties n’ont pas d’identité réelle, elles existent seulement comme relations et différences. Dans le livre De la grammatologie, il arrive à la conclusion que cette différance devient textuelle, parce que pour lui la réalité doit être vue comme une forme d’écriture. À la base de cette idée se trouve le concept d’archi-écriture qui devient le mouvement spatio-temporel de la différance. Le concept de Derrida a suscité énormément intérêt et continue d’être analysé. Cette relation avec l’écriture ouvre la voie pour d’autres interprétations. C’est pourquoi on partage l’idée avancée par Premat et Nancy que Derrida va et doit être ( re) lu pour être (re)connu. Bibliographie Derrida, Jacques. L’écriture et la différence. Ed. Seuil. Paris, 1967. Print. Derrida, Jacques. Marges de la philosophie. Ed. Minuit. Paris, 1972. Print. Dastur, Françoise. “Heidegger, Derrida et la question de la différence”. Conf audio. Ecole Normale Supérieure. Mars 2011. page consultée le 7 décembre 2013. Heidegger, Martin. Être et temps. Éditions numérique hors-commerce. Web. Heidegger, Martin. Identity and Difference. Ed. Harper & Row. New York, 1969. Heidegger, Martin. Originea operei de arta. Ed. Humanitas. Bucuresti, 2000. Print Nancy, Jean-Luc. “Derrida Da capo”. The Johns Hopkins University Press, Vol 121, No 4, pp 929-935. Web. 2006. Premat, Christophe. « Jacques Derrida, un penseur (mé)connu à (re)lire », Acta fabula, vol. 10, n° 4, Ouvrages collectifs, Avril 2009, URL : http://www.fabula.org/revue/document4987.php, page consultée le 07 décembre 2013. Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Ed. Payot. Paris, 1949. Print. Continue reading
a few remarks
I often felt during these three past months as time received different shapes and lengths. It sometime contracted and sometime enlarged, it sometime accelerated, sometime took a slower pace. It was at a slower pace as I delved myself in the theories of… Continue reading
a few remarks
I often felt during these three past months as time received different shapes and lengths. It sometime contracted and sometime enlarged, it sometime accelerated, sometime took a slower pace. It was at a slower pace as I delved myself in the theories of… Continue reading
J EAN-LOUIS BAUDRY, THE APPARATUS: METAPSYCHOLOGICAL APPROACHES TO THE IMPRESSION OF REALITY IN CINEMA
Baudry’s theory seems the closest to my general preoccupation. I entered the world of film and photography through Deleuze with his Cinema I and II and through Fussler, two other interesting theoreticians. Baudry’s view on film goes deep in the str… Continue reading
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One reflection about the cultural aspect of theory
I was reflecting on what I learnt from this term while reviewing with a classmate, and we went over the concept of Race. As I said in class, and discussed it with another French speaker student, “race” has been banned from our language and any administrative text. I checked it out online, and noticed that […] Continue reading