Une jeunesse à deux jaunes

 Une paire de boucles d’oreilles en bois, un chemisier en soie, un sac en cuir et une boîte à bijoux…

– Joyeux anniversaire Constance!

Des plateaux d’apéro étaient posés sur la table. Des tranches de concombres verts surmontés de mayonnaise blanche et de radis rouge. Des morceaux de baguette couverts avec des tranches de brie et du caviar noir et orange. Au fond de cette symphonie de couleurs, j’ai vu les yeux de Constance qui brillaient de joie.

– Merci tata!

– Ah, moi, je me souviens de mon anniversaire de majorité.

– Mais qu’est-ce que Pierre t’avait acheté ce jour-là ?

– Rien ! Il l’a oublié et je ne lui ai pas parlé pendant deux semaines !

– Mais attends ! Au moins je t’ai dit que je t’aimais !

– C’était le moins cher que tu pouvais faire !

Comme la vie a la même couleur partout…Alice, la tante aînée de la famille, qui, avec son mari Pierre, habitait dans un petit village au sud de France, qui venait souvent à Lyon pour aller chez le docteur, qui aimait palabrer avec son mari et qui apportait, comme cadeaux, des œufs à deux jaunes chaque fois qu’elle venait… Comme je connais cette image…Iran, chez nous, L’été 94…

– Tata, pourquoi ces œufs que tu as apportés ont deux jaunes ?

– Parce que ta tante a donné des graines énergétiques aux poulets !

– Mais arrête ! N’écoute pas ton oncle ma petite Pegah, il bavarde. C’est à cause de l’air frais de la campagne que les œufs sont un peu plus grands, un peu plus jaunes, un peu plus vrais !

– T’aimes la campagne tata ?

– Si on était des poulets oui !

– Ça suffit Khalil ! Il rigole, ma fillette. Ton oncle rigole. Moi, j’aime bien, tu dois venir nous visiter la bas. Ton petit poulet est bien grandi. Tu l’as nommée Goli, tu te souviens ? Ces œufs à deux jaunes sont de Goli !

– Je viendrai tata, je viendrai. Je reste chez toi et oncle Khalil et chaque matin Goli nous donnera trois œufs à deux jaunes et on fera des omelettes pour le petit-déjeuner.

– Pegah ; Pegah ; Pegah !

Noyée dans les images de mon enfance, tout à coup j’ai repris conscience.

– Pardons ! Oui ?

– On passe à table.

Autour d’une table ovale, décorée par une nappe en soie avec des fleurs rouges et blanches, douze assiettes antiques en porcelaine étaient rangées ; chacune d’elle est entourée par une cuillère à soupe,une cuillère à café, une fourchette de service, une fourchette de dessert et un couteau à fromage ; tout est en argent.

– Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas !

– Amen !

Les tables de la salle à manger sont bien honorées les dimanches en France. On les met dans le coin le plus beau et le plus ensoleillé de la maison, on les décore, on s’y assoit pendant des heures, on y apprécie la cuisine, on y valorise la famille, et on y parle, et on y parle, et on y parle.

– L’autre jour j’ai vu le film Capitan Phillips ! C’était génial ! Le pauvre ! Quel stress ! Tiens, sers-toi de la salade !

– Il y a des critiques. On dit que Phillips n’était pas le héro qu’on nous montre.

– C’est le propre du cinéma de Hollywood. La machine productrice de héros ! Mensonges !

– Mmmm, le steak tartare avec des œufs ! Moi, j’adore la viande crue !

– L’été est presque commencé et chaque jour, je vois par ma fenêtre les groupes de pèlerins qui partent de l’église de Saint Jacques.

– Tu connais le chemin de Saint Jacques, Pegah ?

– Un peu

– C’est un voyage spirituel à l’intérieur de soi-même; on marche, on réfléchit, on se raffine.

– Les voyages au pèlerinage existent en Iran ?

– Oui, pas comme ça enfaite…

Je le ferai un jour…le chemin de Saint Jacques…

– Un peu de vin ?

– Oui, merci.

– Constance, tu sais que ta maman et ton papa se sont fiancés le jour de l’anniversaire de majorité de ta maman ?

– Guillaume avait toujours un coup d’œil sur Véro ! Ils étaient des voisins, tu te rappelles Guillaume ? Il nous toujours disait qu’il va aider Véro pour ses devoirs ; petit vilain !

On a éclaté de rire. Parmi les sons et les bruits, j’ai regardé les visages des jolies filles de ce pays plein de rires profonds ; le bonheurs d’une famille plein des joies imprévues ; et des œufs à deux jaunes sur mon assiette de steak tartare plein de l’été 94…

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