Lentilles 2

enregistrement

Je m’explique. Me voici à douze ans, en pleine campagne, au m-… plein mois de mars. Un vaste champs d’herbe: tout ⍽ était en herbe. Mais va donc! Pas d’herbe pour mon père.
– Tu vois? Ce sont des lentilles.
– Où sont-elles?
– Bien, c’est vert.
Mais lorsque tout ⍽ est en herbe, va donc repérer la tige de la lentille de la tige de la folle avoine de la tige de la pariéterre. Bref, je n’y comprenais rien, pour moi, tout ⍽ était vert. Mais pas question d’arracher n’importe quoi. Il fallait retirer le brin d’herbe verte, laisser la tige verte de la lentille et ainsi de suite, dans un champs qui me paraissait particulièrement vaste. Dans cette campagne, j’étais seul. J’avais douze ans. Il fallait désherber les lentilles au mois de mars. Angoisse, parce que ce champs, pour moi, c’était la vastitude. Pour moi, c’était la solitude. On (n’) entendait rien. On (n’) entendait rien sauf ce cuacualé cuacualé cuacualé. Qu’est-ce à dire? Un oiseau. Un oiseau qui ne faisait que répéter à longueur de journée cuacualé cuacualé cuacualé. Qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire simplement, si on traduit littéralement (c’est du corse hein? bien sûr, hein? tu as compris) ça veut dire littéralement: «Qui es-tu? Qui es-tu? Qui es-tu?» Angoissé, je ne voulais pas répondre. Je ne savais que répondre. Cet importun me demandait à chaque instant: «Qui-es tu? Qui es-tu? Qui es-tu?» J’avais pris sur moi de dépasser l’angoisse existentielle du moment: fi donc pour cet oiseau, laissons-le tranquille! Et je me mis à désherber, tête en bas. Le soleil commence à darder ses rayons, vers dix heures, dix heures et demi, il faisait très chaud. Je commençais à percevoir une certaine fatigue. Et voici que dans mon dos j’entends: «Alors, que fais-tu tête en bas?» Surpris par ces propos qui n’étaient plus ceux du cuacualé, je me retournai avec une peur que tu peux imaginer, peur qui a grossi, qui a grandi démesurément lorsque je me suis tourné et que j’ai aperçu, à une bonne quinzaine de mètres de moi, à travers une haie, une tête, une tête échevelée qui avait tout de la sorcière et qui continuait à me dire: «Alors, tu ne me reconnais pas aujourd’hui?», d’une voix caverneuse. Il faut bien dire que j’ai reconnu d’abord la voix éthylique de Tsalé. Tsalé, entends par là Hélène, dame Hélène. En corse, on dit «dame» devant un prénom lorsqu’il s’agit d’une vieillarde de cinquante ans, et Tsalé avait à peu près mon âge actuellement. Elle venait du fin fond de la campagne, elle aussi. Elle venait trimer toute la matinée. Elle avait été intriguée par cet-… garçon, cet adolescent qui se levait, qui baissait la tête, qui se levait, qui baissait la tête. Séduite par mon manège, elle est venue, et poussée aussi par la curiosité, il faut dire, elle est venue aux nouvelles. Et quand elle m’a reconnu, alors seulement elle daigna m’adresser la parole. Lorsque je lui expliquai(s) que je désherbais les lentilles, elle m’a demandé au passage si mon père n’était pas un peu fou de larguer son fils de douze ans en pleine campagne au hasard des vilaines rencontres, sans doute entre autres la sienne. Au fait, était-elle mal disposée à mon égard à cette époque? Je commence à me poser la question, bien des années après, mais enfin passons, Tsalé était si gentille! Elle avait quand même un défaut: elle s’adonnait à la dive bouteille. Elle aimait boire. Tout le monde le savait, mais à l’époque on ne disait rien parce qu’une femme frappée d’éthylisme était mise au ban de la société. Elle était intriguée par ce va-et-vient de la tête du haut vers le bas, du bas vers le haut. Évidemment elle était surtout inquiète pour moi, car elle me vouait au vertige et elle, évidemment, je comprends maintenant pourquoi, elle était angoissée par cette perspective du vertige. Elle-même, sa tête branlait en permanence à cause de l’alcool, et sa démarche n’était pas sûre. Elle avait elle aussi la hantise du vertige, tu me comprends, maintenant, pourquoi elle craignait ce vertige pour moi aussi? Bref, après m’avoir recommandé d’être prudent, de faire attention – à quoi? je n’en sais rien, sinon à ce fameux cuacualé – elle est partie, brinquebalant et elle est rentrée, sans doute, j’imagine, paisiblement chez elle. Ces lentilles, je les ai désherbées jusque au soir, c’est à dire jusqu’à quatre heures de l’après midi, et j’en avais assez. J’avais véritablement mon vertige! Et effectivement, sur le chemin du retour, ma démarche n’était plus aussi assurée qu’à l’aller, seulement, voilà: je n’avais pas bu. J’étais littéralement saoul moi aussi, mais saoul de fatigue. Ça existait. Je n’en avais pas ⍽ encore conscience.

Lent. 3

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