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Lentilles

Un quinquagénaire corse raconte, sur un ton très théâtral, une anecdote d’enfance portant sur la culture des lentilles. Son père, agriculteur, lui avait confié la tâche de désherber et de récolter les lentilles et le locuteur explique les étapes de ce travail et les implications qu’il a eues pour lui. Le locuteur parle un français très formel et très soutenu, avec un débit extrêmement lent (130 mots/min.). On remarquera l’usage du passé simple (“nous nous penchâmes”), les inversions du sujet (“qu’est-ce à dire?”) et le recours à un vocabulaire très littéraire (“darder ses rayons”). L’accent corse est très léger, mais on peut l’apercevoir à l’allongement et la fermeture des “aire” et “ère” finaux: “se distrééére”, “mon pééére”, à une légère dénasalisation des voyelles nasales et à une mélodie descendant très bas en fin de phrases.

  • Première partie: Prologue [00:00 → 01:52]
    Cette histoire de lentilles me fait comprendre bien des années après qu’elle a été un tournant dans ma vie.

Transcription 1

  • Deuxième partie: Désherber les lentilles [01:52 → 07:54]
    Dans cette campagne, j’étais seul. J’avais douze ans. Il fallait désherber les lentilles au mois de mars.

Transcription 2

  • Troisième partie: La récolte des lentilles [07:54 → 10:30]
    «Quelle force tu as, dis donc, à douze ans, pour transporter toute ta récolte de lentilles sur le dos! C’est quand même extraordinaire, à ton âge!»

Transcription 3

  • Quatrième partie: La fin des lentilles [10:30 → 12:42]
    Et voici qu’à midi, mes belles lentilles exposées au soleil se gorgeaient de chaleur. Le repas de midi se passait en toute quiétude lorsqu’on entendit un appel: «Vite! Au feu!»

Transcription 4

Lentilles 1

enregistrement

Ah! Cette histoire de lentilles! Je m’en souviens encore, avec mon âge de vieillard de cinquante cinq ans. Il faut dire, j’avais un père intransigeant, très exigeant pour lui, mais ⍽ aussi pour les autres, hélas! Il n’admettait pas l’acte gratuit, c’est bien simple, il ne voulait pas entendre parler de plaisir dans le travail. Pour lui, le travail était une tâche qu’il fallait accomplir avec beaucoup de fatigue et sans plaisir. Il était ⍽ ainsi fait. Je ne comprenais pas, avec mes douze ans, pourquoi on (n’) aurait pas pu se distraire en travaillant par exemple, ou même travailler en se dépensant pour le plaisir simplement de se dépenser, c’est tout. Non, il fallait peiner et je ne comprenais pas ses imprécations, ses blasphèmes, ses cris, lorsqu’un travail était réduit à néant, par exemple par les intempéries, ou lorsque l’âne avait victorieusement franchi les barrières du champs de lentilles et qu’il s’en était mis plein la lampe, tout simplement. Alors colères du père, blasphèmes, imprécations contre tout le monde, contre lui, contre la nature, contre l’âne et même contre Dieu, bref contre un responsable, fût-il de très haut niveau. Et évidemment, je ne comprenais pas /ses, ces/ colères. C’est pour ça que cette histoire de lentilles me fait comprendre, bien des années après, qu’elle a été un tournant dans ma vie. Elle a été en quelque sorte une s-… prise de conscience.

Lent. 2

Lentilles 2

enregistrement

Je m’explique. Me voici à douze ans, en pleine campagne, au m-… plein mois de mars. Un vaste champs d’herbe: tout ⍽ était en herbe. Mais va donc! Pas d’herbe pour mon père.
– Tu vois? Ce sont des lentilles.
– Où sont-elles?
– Bien, c’est vert.
Mais lorsque tout ⍽ est en herbe, va donc repérer la tige de la lentille de la tige de la folle avoine de la tige de la pariéterre. Bref, je n’y comprenais rien, pour moi, tout ⍽ était vert. Mais pas question d’arracher n’importe quoi. Il fallait retirer le brin d’herbe verte, laisser la tige verte de la lentille et ainsi de suite, dans un champs qui me paraissait particulièrement vaste. Dans cette campagne, j’étais seul. J’avais douze ans. Il fallait désherber les lentilles au mois de mars. Angoisse, parce que ce champs, pour moi, c’était la vastitude. Pour moi, c’était la solitude. On (n’) entendait rien. On (n’) entendait rien sauf ce cuacualé cuacualé cuacualé. Qu’est-ce à dire? Un oiseau. Un oiseau qui ne faisait que répéter à longueur de journée cuacualé cuacualé cuacualé. Qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire simplement, si on traduit littéralement (c’est du corse hein? bien sûr, hein? tu as compris) ça veut dire littéralement: «Qui es-tu? Qui es-tu? Qui es-tu?» Angoissé, je ne voulais pas répondre. Je ne savais que répondre. Cet importun me demandait à chaque instant: «Qui-es tu? Qui es-tu? Qui es-tu?» J’avais pris sur moi de dépasser l’angoisse existentielle du moment: fi donc pour cet oiseau, laissons-le tranquille! Et je me mis à désherber, tête en bas. Le soleil commence à darder ses rayons, vers dix heures, dix heures et demi, il faisait très chaud. Je commençais à percevoir une certaine fatigue. Et voici que dans mon dos j’entends: «Alors, que fais-tu tête en bas?» Surpris par ces propos qui n’étaient plus ceux du cuacualé, je me retournai avec une peur que tu peux imaginer, peur qui a grossi, qui a grandi démesurément lorsque je me suis tourné et que j’ai aperçu, à une bonne quinzaine de mètres de moi, à travers une haie, une tête, une tête échevelée qui avait tout de la sorcière et qui continuait à me dire: «Alors, tu ne me reconnais pas aujourd’hui?», d’une voix caverneuse. Il faut bien dire que j’ai reconnu d’abord la voix éthylique de Tsalé. Tsalé, entends par là Hélène, dame Hélène. En corse, on dit «dame» devant un prénom lorsqu’il s’agit d’une vieillarde de cinquante ans, et Tsalé avait à peu près mon âge actuellement. Elle venait du fin fond de la campagne, elle aussi. Elle venait trimer toute la matinée. Elle avait été intriguée par cet-… garçon, cet adolescent qui se levait, qui baissait la tête, qui se levait, qui baissait la tête. Séduite par mon manège, elle est venue, et poussée aussi par la curiosité, il faut dire, elle est venue aux nouvelles. Et quand elle m’a reconnu, alors seulement elle daigna m’adresser la parole. Lorsque je lui expliquai(s) que je désherbais les lentilles, elle m’a demandé au passage si mon père n’était pas un peu fou de larguer son fils de douze ans en pleine campagne au hasard des vilaines rencontres, sans doute entre autres la sienne. Au fait, était-elle mal disposée à mon égard à cette époque? Je commence à me poser la question, bien des années après, mais enfin passons, Tsalé était si gentille! Elle avait quand même un défaut: elle s’adonnait à la dive bouteille. Elle aimait boire. Tout le monde le savait, mais à l’époque on ne disait rien parce qu’une femme frappée d’éthylisme était mise au ban de la société. Elle était intriguée par ce va-et-vient de la tête du haut vers le bas, du bas vers le haut. Évidemment elle était surtout inquiète pour moi, car elle me vouait au vertige et elle, évidemment, je comprends maintenant pourquoi, elle était angoissée par cette perspective du vertige. Elle-même, sa tête branlait en permanence à cause de l’alcool, et sa démarche n’était pas sûre. Elle avait elle aussi la hantise du vertige, tu me comprends, maintenant, pourquoi elle craignait ce vertige pour moi aussi? Bref, après m’avoir recommandé d’être prudent, de faire attention – à quoi? je n’en sais rien, sinon à ce fameux cuacualé – elle est partie, brinquebalant et elle est rentrée, sans doute, j’imagine, paisiblement chez elle. Ces lentilles, je les ai désherbées jusque au soir, c’est à dire jusqu’à quatre heures de l’après midi, et j’en avais assez. J’avais véritablement mon vertige! Et effectivement, sur le chemin du retour, ma démarche n’était plus aussi assurée qu’à l’aller, seulement, voilà: je n’avais pas bu. J’étais littéralement saoul moi aussi, mais saoul de fatigue. Ça existait. Je n’en avais pas ⍽ encore conscience.

Lent. 3

Lentilles 3

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Alors, pour abréger un peu cette histoire de lentilles, je dirai ceci: c’est que du mois de mars nous passons au mois de juin. Ah, au mois de juin, fin juin, chez nous, la nature n’est plus aussi verte, hein? Elle est devenue jaune. L’herbe est littéralement brûlée par le soleil, le soleil du midi, le soleil méditerranéen, le soleil ardent des fortes chaleurs. Mais ces lentilles, mon père ne les avait pas semées pour rien. Il fallait les récolter et, m’a-t-il dit: «Comme tu sais où est l’endroit, maintenant, tu les as désherbées à peu près correctement, la récolte s’annonce bonne, eh bien maintenant il faut aller les récolter». Et après m’avoir donné bien des conseils, me voici de nouveau dans mon champs de lentilles, non plus pour le désherber mais pour en déterrer les plants, et je commence à tirer sur un plant et sur un autre, et toujours cette impression de vastitude car le travail n’en finissait jamais, et toujours ce sempiternel et impertinent cuacualé cuacualé cuacualé dans mon dos. Bref, après ⍽ avoir déterré chaque plant de lentilles sèches (j’ai remarqué, ces lentilles, elles étaient belles, larges, pondéreuses à souhait, j’étais assez content de moi), j’ai mis le tout dans un vaste linceul, j’en ai attaché les quatre bouts et puis il fallait accomplir maintenant la mission terminale: se mettre ce linceul sur son dos, et hue dia! en avant! direction: la maison, avec mon chargement de lentilles. C’était à la fois lourd et léger: lourd, parce que c’était encombrant, léger, parce que je me disais: «Quelle force tu as, dis donc, à douze ans, pour transporter toute ta récolte de lentilles sur le dos! C’est quand même extraordinaire, à ton âge!» Je commençais à devenir, sans le savoir, un petit peu adulte. Bref, en arrivant devant la maison, les quolibets commencent à pleuvoir: «Hé, dis donc, tu fais le bohémien maintenant? Tu déménages? Salut, petit âne! Tu es bien chargé pour ton âge!» Les avatars, je ne pensais pas qu’il pouvait ⍽ y en avoir autant: d’abord un âne, ensuite un bohémien et, pour finir, un véritable tzigane. Ne me manquait que le violon.

Lent. 4

Lentilles 4

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Bref, j’abrège encore, et me voici dans la cour de l’immeuble que j’habitais. Cette cour, bien exposée au sud, était ⍽ une véritable merveille d’ensoleillement: plate, bien exposée, quoi de mieux que d’y mettre mon tout de lentilles? Et selon les conseils paternels, il fallait bien les étaler, bien les étendre sur le linceul afin que chaque tige puisse emmagasiner sa quantité de chaleur solaire. Car le père devait contrôler tout cela le soir. Et voici qu’à midi, mes belles lentilles, exposées au soleil, se gorgeaient de chaleur. Le repas de midi se passait en toute quiétude lorsqu’on entendit un appel, un appel angoissé, effrayant: «Vite! Au feu!» Nous nous penchâmes à notre balcon, et qu’ai-je vu? Mes lentilles, embrasées dans une seule flamme. Evidemment, un monsieur ou un jeune homme, n’ayant pas fait attention, a lancé son mégot au beau milieu de mes lentilles. Ce ne fut plus qu’un embrasement. Mon père à mes côtés, conforme à son personnage, commença ses imprécations, ses blasphèmes, ses colères contre tout le monde, y compris contre lui-même, et moi-même, intérieurement, je l’approuvais. Je blasphèmais, je tempêtais, je ne décolérais pas, car enfin – et c’est là que mon histoire de lentilles est une véritable prise de conscience – je compris qu’il n’y avait pas d’effort vain et qu’il ne pouvait pas en exister. Compte tenu de tout ce… de toutes mes dépenses depuis le mois de mars, et voyant le résultat auquel j’étais parvenu, je pensais que ma colère était ⍽ extrêmement légitime, et je commençais enfin à comprendre mon père, mais j’avais déjà un pied au monde des adultes.

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